A la Gloire de mon père, un combattant de la guerre 1914-1918

A l’occasion des commémorations du centenaire de la guerre de 1914-1918, de nombreux documents privés: lettres, journaux de guerre, photographies… font leur apparition. Dans ce contexte nous publions le témoignage du fils de René Pagney, « poilu » de la Grande Guerre.

Écrits de poilus comtois :

La célébration du centenaire de la Guerre 14-18 est l’occasion de mettre en valeur les écrits des Poilus.
En Franche-Comté, de précieuses correspondances de Poilus, des collections privées, des lettres d’écrivains comtois (Louis Pergaud) sont dévoilées et présentées lors de manifestations spécifiques des archives de la Haute-Saône, des bibliothèques de Baume-les-Dames, Dannemarie-sur-Crête, Roche-lez-Beaupré, Saint-Vit, Montmorot, Champagney, Pusey, Salins-les-Bains et Grandvillars. A Pontarlier, à Luxueil-les-Bains ou à Saint-Vit des artistes ou des compagnies de théâtre lisent à haute voix des lettres de Poilus, accentuant le caractère émotionnel de cette correspondance.
C’est dans ce contexte que nous publions en avant-première sur notre site internet « jurafrancais.com » en cours de construction, mais déjà opérationnel, le récit de Pierre Pagney. Il s’agit d’une chronique vivante et documentée de son père, un comtois : René Pagney (1891 Fourg – 1975 Besançon ) représentant de commerce, marié et un enfant, Pierre Pagney auteur de la vie de son père.

René PAGNEY

René Pagney, Agent de liaison au 171e RI

René Pagney (1891-1975), secrétaire du Colonel au 171e RI, régiment accueillant en 1918 les plénipotentiaires allemands

Lors de la Première guerre mondiale, René Pagney est secrétaire du Colonel du 171e RI (régiment essentiellement formé de Franc-Comtois) et gère une poignée d’agents de liaison qui, en bicyclette, apportent journellement des messages pour les unités combattantes du front et celles de l’arrière. Il est particulièrement bien informé sur le déroulement des affrontements et en même temps, il prend part à de rudes combats. Il est l’ami d’un célèbre comtois, Pierre Sellier qui sonne au clairon le premier cessez-le-feu le 7 novembre 1918 à La Capelle (Aisne).
La sécheresse de la présentation chronologique des faits de guerre est contrebalancée par l’émotion que le René exprime quand il parle de sa future épouse, Suzanne.
Cette narration, en prise directe avec la réalité de la guerre, est captivante. La revue « Le Jura Français » publiera en 2015 des extraits significatifs de ce témoignage avec des illustrations.

Le 5 juillet 2014, son fils, Pierre PAGNEY, témoigne :


 

Un jeune couple entre dans la guerre

Mon père était au fort de Chèvremont, l’un des forts du système fortifié de Belfort, au moment où la guerre est déclarée en 1914. Il a 23 ans. Il fréquente une jeune fille de 18 ans, Suzanne, qui vit à Besançon. Les lettres qu’elle envoie à celui qu’elle aime, montrent un attachement inconditionnel à celui qui sera l’homme de son choix. D’après ces lettres, ses parents ne sont pas partisans de la poursuite d’une idylle menée entre un garçon déjà engagé dans la vie et une fille qui n’a eu, jusqu’alors, d’autre horizon que la vie familiale.

Ainsi s’établit un prodigieux contraste entre les lettres enflammées de ma mère à mon père et la future réalité qui sera beaucoup moins romantique. La passion de ma mère pour celui qui sera bientôt son mari est telle qu’elle se dresse contre ses parents. En parlant de sa mère, ma grand’mère, elle écrit, « elle souffrira sûrement, mais il doit en être ainsi, et je le répète, je t’aime, voilà tout».

A la veille de la déclaration de guerre, une ambiance sereine

Dans les très nombreuses lettres de ma mère à son futur mari durant les années 1913 et 1914, il est remarquable de constater qu’aucune ne fait état de la situation internationale d’alors. Tout se passe comme s’il n’était pas question de menaces et comme si, dans un contexte somme toute plutôt serein, seules comptaient les tensions et les espoirs inscrits au creux des familles. Au demeurant, dans son courrier à ma mère, mon père ne parlait absolument pas, et pourtant il était bien placé, de l’imminence d’un conflit. Pour ma mère, pour ses parents, pour mon père, les débuts de l’année 1914 sont d’abord une histoire intime.

Si j’insiste sur ce point, c’est parce qu’il y a là, de toute évidence, un indice fort d’un état d’esprit qui dépasse le cercle d’une famille prise en particulier. Les menaces de guerre, il semble bien que le peuple ne les ressent guère, ou même pas du tout. La guerre apparaît donc, au départ, comme un évènement non attendu, et même non imaginé.

On sait que sur les origines de la Guerre 1914-1918 les causes étaient ténues.

Chronologie de la Première Guerre mondiale - Bernard Phan On ne saurait assez rapprocher cette dernière remarque, de l’analyse qu’a faite récemment l’historien Bernard Phan (Revue de l’ONM) sur les origines de la Guerre 1914-1914.

 

Un jeune couple dans la guerre

A l’appel sous les drapeaux en août 1914, c’est-à-dire quatre mois après les dernières lettres consignées dans mes archives, il y a 880 000 hommes dans l’Armée active. Ce sont ceux des classes 1911-1912-1913, nés entre 1891 et 1893. Ils ont entre 21 et 23 ans. Mon père, qui est de la classe 1911 a 23 ans à la déclaration de guerre. Ma mère n’en a pas 20.

 

Ces 880 000 hommes vont être rejoints par les 2 200 000 de la réserve (classes 1900-1910 , donc nés entre 1880 et 1890, soit, âgés de 24 à 34 ans) et par les 700 000 de la Territoriale (Les conscrits de 1914 – Philippe Boulanger). Les conscrits de 1914 - Philippe Boulanger

Si l’on rapproche l’ambiance plutôt sereine que l’on note en 1913 et même dans les débuts de 1914 au sein du peuple, d’un tel surgissement de forces, on mesure bien vite son impact dans la vie quotidienne sur le front comme à l’arrière.

Lorsque ma mère envoie ses lettres à mon père au fort de Chèvremont, il porte depuis avril 1913, l’écusson du 171e Régiment d’Infanterie, formé avec les éléments des 4es bataillons du 35e, 42e, et 152e RI.

Le 171e R.I. au repos (1915)

Le 171e R.I. au repos (1915)

C’est le Lieutenant-Colonel Pallu qui commande ce régiment au moment de la guerre, et ceci, jusqu’au 21 novembre 1914. Le 171e RI sera ensuite commandé par le Lieutenant-Colonel De Certain (22 novembre 1914 au 15 janvier 1915), le Lieutenant-Colonel Suberbie (16 janvier au 27 septembre 1915)…
Insigne régimentaire du 171e régiment d'infanterie de forteresse

Insigne régimentaire du 171e régiment d’infanterie de forteresse

Ce sont les Lieutenants-Colonels Marquet (18 décembre 1917 – 8 novembre 1918) et Mangematin (9 novembre 1918 – 1er avril 1919) qui concluront les combats du 171e RI.

Témoin et acteur de l’épopée du 171e RI


 

Mon père, affecté à la Compagnie Hors-Rang (La compagnie de commandement), sera le secrétaire de tous ces chefs de corps dont il m’a souvent parlé. Par ce poste il est relativement protégé, mais il doit malgré tout affronter maints dangers, tout en ayant une connaissance privilégiée de « l’épopée » de son régiment.

C’est lui qui sert de lien entre le commandement et les unités du régiment. Ainsi aura-t-il la haute main sur les fameux cyclistes, agents de liaison chargés de porter les plis, au milieu des pires dangers.

Charles Galliet - Notre-etrange-jeunesse-de-la-belle-epoque-a-verdun-1912-1916-tome-1 Mon père n’a pas laissé de journal de guerre, contrairement à certains de ses camarades dont Charles Galliet qui, en deux volumes, a raconté son histoire sous le titre, Notre étrange jeunesse. Tout comme mon père, Charles Galliet a fait toute la guerre au 171 RI. C’est donc le parcours de mon père que décrit Galliet dans son livre.

Dans le présent récit, je retiens les événements dont mon père m’a le plus souvent parlé avec, en outre, ses propres souvenirs.

 

Il n’est pas question ici de redire toutes les épreuves que mon père a endurées avec ses camarades : les combats, le froid, la pluie, la boue, la chaleur, l’attente, mais de souligner quelques moments vécus avec une intensité telle, qu’au fil des ans, ils ne se sont jamais estompés.

C’est fin 1914, début 1915, après les premiers combats en Alsace puis sur les Hauts de Meuse, que le front se stabilise.

 


 

19 mai 1916, premiers gaz asphyxiants lancés par les Allemands


 

Le 171e RI connaît alors les durs combats du Bois d’Ailly, dans le froid et dans la neige. Il s’agit, pour l’Etat- Major français, dès septembre 1914, d’intervenir sur Saint-Mihiel (sur la Meuse et au sud de Verdun) afin d’empêcher les Allemands de contourner Verdun par le Sud. D’où les combats offensifs dont le Bois d’Ailly, situé à l’Est de Saint-Mihiel, sera le théâtre. Le 171e RI sera relevé de ce secteur en mars 1915. Puis il y a les combats de la Ferme de Navarin qui s’inscrivent dans le cadre de l’offensive de Champagne de 1915-1916. C’est à la Ferme de Navarin que le 19 mai 1916, les Allemands font usage de gaz asphyxiant et que périssent beaucoup de camarades de mon père. Il en sera marqué pour la vie. En 1917, ce sera Le Chemin des Dames.

Le 171e RI n’ira pas jusqu’au cœur du drame comme ceux de Craonne.

Chanson de Craonne.

Source Youtube, Texte des paroles disponible sur ce site.

Il sera pourtant présent, ce qui laissera, là encore, des souvenirs impérissables. On n’entrera pas dans le détail de cette terrible affaire dominée par la nécessité, dans le cadre de l’offensive dirigée par le Général Nivelle face aux Allemands fortifiés sur des reliefs situés au nord de l’Aisne, d’affronter des escarpements et de déboucher sur un plateau boisé, avec accompagnement lancinant d’une pluie tombant depuis plusieurs jours et rendant le sol impraticable. Le 171e RI se placera en deuxième vague, c’est-à-dire après des unités déjà en place en contrebas des escarpements que couronne le Chemin des Dames. Ce qui l’amène à une progression dans la pluie et le froid, jusqu’à Soupir, qui doit lui servir de base de départ pour une attaque reportée et prévue finalement pour le 16 avril. Or, le 16 avril, ceux du 171e RI seront cloués sur place par les tirs ennemis. Ils resteront figés dans la boue et sous les bombardements.

Le 17Ie RI participera, en 1918, à toutes les phases de la dernière offensive, menée par Foch, et à la fameuse poursuite qui force l’ennemi à reculer vers le Nord. Plus que durant la phase de stabilisation du front mon père se trouve exposé, physiquement, et du fait de la nécessité de prendre des initiatives. Aussi est-ce durant cette période qu’il obtient ses trois citations, ce qui lui vaudra une très belle croix de guerre, ainsi que l’attribution de la Médaille militaire.

 


 

Des hommes ordinaires devenant des héros


 

Sa dernière citation vaut d’être rapportée ici :

Croix de guerre

Croix de guerre

Médaille militaire

Médaille militaire

D’un dévouement à toute épreuve, esclave du devoir, a toujours fait son service d’une façon parfaite, particulièrement pendant toute la période de poursuite, d’août à novembre 1918, surmontant par son intelligence et son esprit d’initiative, les difficultés de toutes sortes, sans se soucier des violents bombardements ennemis.

Derrière l’emphase de cette citation, on retrouve ce qui caractérisait mon père, et avec lui, tous ses camarades : le courage et le sang froid d’hommes ordinaires devenus des héros.

Bien qu’il ne fut pas là le 7 novembre 1918, au moment où son régiment recevait les plénipotentiaires allemands prés de La Capelle en vue de l’arrêt des hostilités (il disposait d’une permission de détente de quelques jours), mon père doit être associé à cet événement, d’autant que le caporal Sellier qui sonna le « Cessez-le- feu » et dont le clairon est aux Invalides, était son ami.

Ainsi va-t-on s’intéresser d’un peu plus près à ce un moment historique qui devait, par la suite, donner tant de fierté à ceux qui avaient appartenu à un tel régiment

Les précisions suivantes proviennent d’un document issu de l’Amicale des « Anciens » du 17Ie et du 371e RI, préfacé par le Général Debeney commandant la Première Armée, au sein de laquelle se trouvaient ces régiments.

La Guerre et les Hommes - 1 janvier 1937 - Général Debeney

La Guerre et les Hommes – 1 janvier 1937 – Général Debeney

Dans cette préface, le Général évoque la part qui revient dans l’affaire, au 19e Bataillon de Chasseurs à Pied, commandé par le Commandant Ducournez. Le document issu de l’Amicale des « anciens » du 171e RI et du 371e RI comportant cette préface, a été établi par le Capitaine Lucien Laiss. Les précisions qui suivent tiennent compte également des indications données par le Lieutenant Gresset, lorsque, agrégé d’Histoire, il retrace en 1937, devant la Pierre d’Haudroy, les événements de la reddition allemande.

 


 

7 Novembre 1918, la présence du 171e RI lors de l’arrivée des Allemands pour un armistice


 

Dans la journée du 6 novembre, une compagnie du 171e RI occupe de nouveaux emplacements prés de La Capelle, avec, pour ordre, de poursuivre l’offensive. Elle va déborder La Capelle et le 7 Novembre s’installe au Nord de part et d’autre de la route allant de La Capelle à Haudroy.

C’est dans ce lieu et ce jour-là que le premier contact avec les plénipotentiaires allemands est établi. Il est préparé, du côté allemand par un émissaire initial, le Lieutenant de Chasseurs à cheval, Von Jakobi. Du côté français, c’est le Capitaine Lhuillier, l’Adjudant-Major Loichot, tous deux du 171e RI (1e Bataillon), ainsi que le Commandant Ducournez, du 19e BCP qui président aux premiers contacts.

Le cavalier se trouve à l'endroit de l'arrivée des allemands

Le cavalier se trouve à l’endroit même où s’est arrêtée la première voiture amenant les plénipotentiaires allemands. Il montre du bras les trous de tirailleurs qu’occupait une partie des hommes de la 3e compagnie du 171me R.I. la veille au soir, en premières lignes. (Photographie prise le 8 novembre 1918 au matin par M. L’Abbé Courant du 171me R.I.)

Puis arrive la délégation allemande officielle dirigée par le Général-major Von Winterfeldt (ancien Attaché militaire à l’Ambassade d’Allemagne à Paris). Elle est reçue par le Capitaine Lhuillier, commandant le 1e bataillon du 171e RI. C’est sur ces entre-faits que le caporal – clairon, Pierre Sellier, du même bataillon, sonne le « cessez -le-feu ».

Le contact remonte au Pc du Régiment dont le Commandant, le Lieutenant-Colonel Marquez, rentré de permission, reprend le commandement. Puis, les plénipotentiaires allemands accèdent à l’Etat-Major de la 1e Armée commandé par le Général Debeney et à laquelle est rattaché le 171e. Une suspension des feux est proclamée le 8 novembre au matin. Le 171e RI a repris sa marche en avant ; il passe la frontière belge deux jours plus tard.

Les combattants de ce régiment apprennent que l’Armistice est signé le 11… mon père est revenu à son unité… la guerre est finie.


 

La cérémonie commémorative du monument La Pierre d’Haudroy


 

L’emplacement du premier contact entre les Français et les Allemands a été immortalisé par l’érection d’un monument, La Pierre d’Haudroy, inauguré le 5 novembre 1925, détruit par les Allemands en 1940 puis reconstruit. Il est le symbole fort de tous les combattants français de la guerre de 1914-1918, et tout particulièrement de ceux qui, du 171e RI et du 19e BCP, ont été, sur place, leurs représentants.

Monument de la Pierre d'Haudroy

Monument de la Pierre d’Haudroy élevé en bordure de la route de La Capelle-Haudroy à l’endroit où les plénipotentiaires allemands descendirent de voiture (Architecte : Louis Rey)

Il convient de prendre connaissance de la cérémonie qui se déroula devant la Première Pierre d’Haudroy , le 7 novembre 1937, soit 19 ans après la fin des hostilités. Elle a été marquée par le discours du Professeur Gresset, Agrégé d’Histoire au Lycée de Besançon. En qualité de Lieutenant, le 11 novembre 1918, il commandait la section des canons de 37, affectée au 1e Bataillon du 171e RI, le bataillon du clairon Sellier.

Prononcé notamment devant le Général Debeney, ancien commandant de la 1e Armée en 1918, ce discours est exceptionnel par la qualité des faits qu’il rappelle et plus encore par l’émotion qui saisit son auteur et l’assistance. On n’en retiendra ici que quelques extraits, trop courts, tant il conviendrait de tout citer.


 

La fierté du 171e RI d’avoir accueilli sur le front les plénipotentiaires allemands


 

« Pourquoi vous dissimulerais-je l’émotion profonde, l’émotion de qualité rare, qui ne peut manquer d’étreindre tout ancien combattant du 171e Régiment d’Infanterie se retrouvant tout-à-coup en ces lieux historiques où les plénipotentiaires de l’Armée et de l’Empire allemands abordaient nos premières lignes, il y aura ce soir dix-neuf ans.

Certes, il était dans la règle qu’ils fussent conduits devant l’illustre maréchal (Foch), chef suprême des armées alliées, pour entendre de sa bouche les conditions d’armistice, mais il n’était point mauvais qu’à la scène maintenant universellement connue de la clairière de Rethondes, il y eût comme un prélude : la réception , par l’armée combattante et sur le terrain même de la bataille, des envoyés de l’ennemi vaincu.

Soyons fières, mes camarades du 171e d’avoir reçu cette mission du destin ».


Suit une analyse détaillée des événements, décrits avec la connaissance d’un témoin et la précision d’un historien de grand talent. Le texte intégral de ce discours est une référence incontournable sur les conditions de l’arrivée des plénipotentiaires allemands près de La Capelle. Voici sa fin :


« Depuis cette date, les déceptions ne nous ont pas manqué. Il semble que les peuples aient peine à comprendre la leçon pourtant si simple des faits et l’incommensurable vanité des guerres modernes… parce qu’ici, à La Capelle, nous avons vu se clore la plus grande lutte de l’Histoire, nous avons le droit… de dire à ceux qui nous entourent (les Allemands), Prenez-garde ! »


Hélas, ceux de 1914-1918 ont constaté amèrement que les sacrifices qu’ils avaient consentis, la jeunesse qu’ils ont perdue et pour beaucoup, la mort, les blessures, les traumatismes de tous ordres, n’avaient pas abouti à cette paix qu’ils souhaitaient pour leurs enfants. Mon père était dans cet état d’esprit. Si la vie, après l’épreuve, allait s’écouler, elle ne s’écoulerait jamais plus sans l’imprégnation du passé et sans la crainte de l’avenir.


 

Ma mère attendra huit ans pour épouser mon père


 

Ma mère, Suzanne, avait pensé que celui qu’elle aimait, René, allait lui revenir au bout des trois années de service écoulées, soit, en 1914. Or, en août 1914, cette perspective s’est éloignée avec la mobilisation et la guerre. Elle devra encore attendre. Devenue son épouse, elle attendra de nouveau pour qu’il soit présent près d’elle, courageusement mais difficilement, malgré les permissions de détente. L’année 1919 ne sera pas, pour autant, celle de l’arrivée, enfin, à la vie à deux.

Le 171e RI sera désigné comme troupe d’occupation en Rhénanie. Il tiendra garnison à Othzenratt. Mon père y sera. Ainsi n’est-ce qu’après 8 ans placé sous l’uniforme que mon père retrouvera ma mère. Ma mère aura passé toute sa jeunesse à l’attendre. Je vais naître très peu après l’Armistice. Je resterai fils unique.

 


Un Ancien Combattant


 

Mon père, cheville ouvrière de l’association des Anciens du 171e RI


 

Après la guerre, mon père s’engagea dans les organisations et les manifestations du souvenir. Il fut, en particulier, très actif au sein de l’Association des Anciens du 171e RI qui regroupait surtout des franc-comtois et des parisiens. L’association avait, en fait, plusieurs sections, une à Belfort, où se trouvait par ailleurs le président de l’ensemble, une à Paris, une à Besançon. Mon père prit la tête de la section bisontine. Les réunions locales permettaient aux Anciens de se retrouver assez souvent. Cependant, c’était la réunion plénière qui comptait le plus.

Organisée tantôt à Belfort, tantôt à Paris, tantôt à Besançon, elle permettait à tous de se retrouver. L’esprit de camaraderie qui régnait entre ces anciens combattants était hors du commun. On sentait manifestement que, pour ces hommes qui avaient combattu ensemble, des liens sacrés s’étaient noués. Jeune adolescent, invité avec ma mère à ces manifestations, j’en faisais le constat avec beaucoup d’émotion.

Deux souvenirs me sont particulièrement restés: une manifestation que mon père avait organisée (entre les deux guerres) à Besançon, au cours de laquelle, devant l’impressionnant monument aux morts, le clairon Sellier vint sonner le « Cessez-le-feu », renouvelant devant une immense foule de Bisontins, l’acte de novembre 1918.

Mais ce fut surtout une scène intime qui se déroula entre mon père et l’un de ses camarades parisiens qui me montra combien la fraternité d’arme porte à la grandeur. On a vu que la position que mon père occupait au sein du régiment (adjudant-secrétaire du Colonel) lui donnait la responsabilité de la désignation des cyclistes, agents de liaison entre les bataillons ou les compagnies. C’est ainsi qu’il avait désigné, un jour, un soldat qui fut grièvement blessé au cours de sa mission.

Ce soldat, rendu à la vie civile, entra dans la catégorie des Gueules cassées. C’est à Besançon qu’ils se retrouvèrent. Mon père, en le voyant ainsi défiguré, manifesta une intense affliction et dit spontanément à son camarade « Et dire que tout cela, c’est de ma faute, Dédé ! » et Dédé de répondre « Mais non, René, tu n’y es pour rien ». Ils s’embrassèrent, ils avaient les larmes aux yeux.


 

D’amers souvenirs toujours présents à la mémoire


 

Ce sont aussi les lettres qui circulaient, dans le cadre de l’amicale, qui constituent un témoignage, souvent saisissant de ce que ces hommes avaient vécu ensemble. Ainsi en est-il de cette lettre envoyée en 1967 par un Ancien du 171 à l’un de ses camarades et qui est rediffusée en 1975 sous le titre Quand nos poilus se souvenaient. De la lettre datée donc , de 1967, on peut retenir ceci:

« Je me rappelle toutes les tristes péripéties par où nous avons passé. Je revois nos morts qu’un soir nous avons ensemble enterrés dans la fosse commune de Marbotte et du terrible lieu du Bois Brulé où nous sommes restés quelques temps, en entendant les Allemands creuser la sape qui aurait pu nous faire sauter tous et qui d’ailleurs a sauté après notre relève, ensevelissant bon nombre de pauvres malheureux. Tout cela ce sont des souvenirs cruels qui restent dans nos mémoires… et les attaques toujours au même endroit, à la même heure et pendant des jours consécutifs ? »

La vie s’écoulant, ceux qui restaient devenaient de moins en moins nombreux et de plus en plus handicapés, quand ce n’était pas la solitude, venue du fait de la disparition des épouses.

Là encore, l’Amicale des Anciens du 171 sert de lien entre ces souffrances. Mon père note ,début 1975 (il a alors plus de 80 ans comme la plupart de ses camarades, le plus jeune, classe 18 en ayant 77), que dans la section bisontine qu’il dirige, il n’y a plus que 18 adhérents. Comme en écho, un camarade de la section parisienne lui écrit en janvier de la même année: la pensée ne manque pas de se porter sur les vieux camarades du 171e dont, hélas, les rangs s’éclaircissent de plus en plus. Ceux qui restent et avec lesquels ce camarade est en contact, sont passés en revue. A peu prés tous ont des problèmes de santé, souvent graves et des soucis avec la santé de leurs épouses… quand ils ne sont pas veufs ! Mon père n’a plus que quelques mois à vivre.


 

Quand le vainqueur de Verdun collabore avec les Allemands


 

Les Anciens du 171 RI, ceux de la Grande guerre, traversent donc la Seconde guerre mondiale, puisqu’on les retrouve, encore ensemble, du moins pour ce qu’il en reste, jusqu’à 30 ans après la fin de cette seconde guerre. Il n’est pas possible d’éluder la situation dans laquelle ils se retrouvent lorsqu’ils vivent l’invasion de 1940 et qu’ils constatent que le maréchal Pétain, le Général de Verdun qu’ils vénèrent (à l’inverse de Nivelle ou de Mangin), s’oriente vers la collaboration.

Il n’est pas possible de savoir quels sont ceux qui se sont réfugiés dans l’indifférence ou ont repris le combat, comme le capitaine Loichot, l’un des acteurs du 7 novembre 1918 à La Capelle, qui mourut, Colonel, en héros après avoir connu un centre de concentration. Il n’est pas possible non plus de savoir combien sont devenus, avant tout maréchalistes. Il en est, cependant qui, sans s’affirmer ouvertement dans la Résistance, maintinrent dans l’ombre, l’esprit de leurs combats de 1914-1918.

Ce fut le cas de mon père. Il put utiliser, en ce sens, le réseau que constituait une amicale dont on a vu qu’elle allait dépasser le second conflit. C’est ainsi qu’il fut amené à soutenir « à fond » un camarade de régiment, dont le fils, résistant, fut fusillé par les Allemands. Outre la détresse d’un père, mon père avait à soutenir un homme que les Allemands pouvaient personnellement soupçonner.

De toute façon, ce second conflit ne désunit nullement ceux de 14-18. Le lien qui les liait était indestructible.

Un groupe d'Anciens des 171me et 371me R.I. ayant assisté à la Réunion Générale à Belfort en 1937.

Un groupe d’Anciens des 171me et 371me R.I. ayant assisté à la Réunion Générale à Belfort en 1937.

Mon père était, du fait de sa fonction de président d’une amicale d’Anciens combattants, invité à Besançon, à toutes les manifestations patriotiques. Celles-ci devaient traverser la guerre 1939-1945, de sorte qu’on le retrouve encore sur les listes officielles de la mairie, trente ans après cette guerre. Ainsi, une lettre l’invite-t-elle à participer aux manifestations du souvenir de la libération de Besançon, manifestations qui doivent avoir lieu le 8 septembre 1975. Il vient de mourir à l’âge de 84 ans (il était né en 1891…classe 11 !), six ans après son épouse.

En 1980, il ne reste sans nul doute plus, ou presque plus de ceux qui, avec mon père, avaient une vingtaine d’années lorsque, portant l’écusson du 171e RI, ils partaient au combat.

Mon père est enterré avec son épouse à Besançon. Sur la tombe, le fils a fait en sorte que le passant sache qu’il est devant un Ancien de la GRANDE GUERRE.

SON FILS : Pierre PAGNEY
Le 05 juillet 2014

Livret Militaire de René Pagney

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